Physique

Louis se regardait dans le miroir, à la fois nerveux et déterminé. Accompagner sa Maîtresse dans les soirées des vampires n'était jamais une tâche de tout repos, et même se préparer était déjà une épreuve en soi.

Il passa ainsi la main dans ses longs cheveux et sa barbe noirs, essayant de les lisser un peu plus et se retrouvant à les désordonner plus qu'autre chose. Avec un grognement agacé, il dut refaire son catogan pour la troisième fois, lui qui se contentait généralement de le nouer une fois en début de journée et qui s'en accommodait très bien. Il hésita à remettre quelques gouttes d'huile parfumée dans ses cheveux, car il ne sentait déjà plus l'odeur de ce qu'il avait mis plus tôt, mais c'était une mauvaise idée. Les vampires avaient un odorat plus fort que le sien, et il valait mieux ne pas les incommoder avec trop de parfum.

Il soupira. De toute façon, incommodés ou pas, les vampires seraient incapables de lui ficher la paix. Pour ennuyer sa Maîtresse, d'une part, mais aussi parce qu'on avait tendance – à son grand désarroi – à le trouver « beau », ou plutôt, selon leurs termes « appétissant » et « séduisant ». On lui parlait de son visage doux, de ses yeux d'un bleu d'acier, de sa grande taille et de son corps bien bâti, de ses mains et ses bras solides de travailleur... Comme s'il en avait quoi que ce soit à faire de ce qu'ils pouvaient bien penser.

C'est un peu pour ça qu'il avait tenté, pour ce soir, une tenue plus ample. Il n'aimait pas les jolis costumes de noble ou les uniformes tirés à quatre épingles. C'était un homme simple, qui privilégiait le confort, le « pratique ». Qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire que ce charmant costume bleu nuit mette ses yeux et ses fesses en valeur s'il ne pouvait pas se pencher sans le craquer ? Un pantalon, une chemise lacée et des chaussures robustes, voilà ce qu'il préférait. Mais ce soir il devait faire un effort pour ne pas embarrasser sa Maîtresse... Et il en faisait aussi tous les jours, quoi qu'il puisse bien en dire... Parce qu'il voulait lui plaire.

Psychée

Des esclaves qui aimaient leurs Maîtres, ce n'était pas si incongru après tout. On entendait parfois de belles histoires d'amour impossible qui se terminaient toujours, soit tragiquement, soit par la transformation de l'esclave. L'existence même des Favoris laissait bien entendre que les humains pouvaient être plus que du bétail pour les nouveaux maîtres du monde... Et pourtant...

Pourtant, aucun esclave n'avait jamais autant aimé son Maître que Louis aimait Maëlle. Enfin, c'était ce qu'il pensait en tout cas, et il en était convaincu. Il l'aimait profondément, plus que tout au monde : plus que sa famille, plus que sa mère, plus que sa vie, plus que ses propres principes. Il serait prêt à tout renier, tout abandonner pour elle, pour lui faire plaisir, pour la rendre heureuse. Il lui était redevable et loyal pour tout ce qu'elle faisait pour sa famille, il la trouvait plus belle qu'une nuit étoilée et plus fascinante que tous les mystères de monde. Elle était au centre de sa vie, ni plus ni moins.

Et pourtant, il ne put s'empêcher de penser à toutes les fois où il s'était trouvé debout devant ce même miroir, à répéter, à s'entraîner, à essayer de trouver la force de le lui avouer... Mais rien n'y faisait. Il n'en avait pipé mot à personne dans ce bas monde... Par timidité, sans doute, par peur d'être rejeté aussi, bien sûr, mais aussi... Parce qu'il ne voulait pas embarrasser sa Maîtresse bien aimée. Que ferait-elle de cette information ? Comment est-ce que ça allait changer leurs rapports ? Non, c'était un risque bien trop grand... Et pourtant il en avait envie... Tellement envie...

Peut-être trop... Car bien malgré lui, ses sentiments n'étaient pas seulement nobles... Il aurait aimé que ce soit un amour de conte, pur et chaste, mais ce n'était pas le cas... Il y avait du désir en lui, un désir qu'il peinait parfois à cacher et qui le forçait à quitter la pièce, un désir qu'il ne pouvait juguler, un désir qui lui murmurait des pensées obscènes mais terriblement tentantes... Un désir qui faisait de lui quelque chose qu'il n'assumait pas... Quelque chose de trop... Semblable à un vampire.

Car il les haïssait. Oh comme il les haïssait. La tyrannie des vampires était une ignominie sans nom aux yeux du pauvre Louis, et rien ne lui ferait plus plaisir que de lutter contre cet horrible régime et de le renverser pour toujours. Il avait un idéal de justice et d'honneur, tant pour lui même que pour le monde, et il aurait aimé être assez fort pour le défendre. Et il y travaillait... Il s'entraînait en secret, murissant sa force et sa détermination, tant pour cet objectif fou que pour pouvoir, si jamais cela devait arriver, venir en aide à sa Maîtresse bien aimé... Lutter pour elle... Mourir pour elle s'il le fallait.

Car elle n'était pas « une vampire ». Elle était Maëlle, sa Maîtresse, celle qui veillait sur sa famille, celle qui l'avait sauvé... Il lui devait tout. Sa curiosité pour l'histoire ancienne, et notamment celle des royaumes humains. Combien de fois lui avait-il demandé d'utiliser son pouvoir pour lui raconter une histoire, quand il était petit... Et combien de fois l'avait-elle fait. Elle l'avait rendu heureux, elle l'avait émerveillé, et en retour, il avait appris à la protéger, d'abord avec les mots, débattant parfois avec les vampires au point de s'attirer leur colère, ou tentant de les détourner avec humour.

Ça aussi, il le lui devait. Le rire de sa Maîtresse était si rare... Et si précieux...

Pouvoir

Aucun

Histoire

« Bonjour, mon nom est Louis Abasan et j'accompagne Dame Maëlle. J'espère que vous... »

Il s'interrompit en grognant. À quoi bon chercher à en dire plus ? Tous ces vampires se moquaient bien de qui il était, une fois qu'ils avaient appris qu'il n'était qu'un esclave, leur intérêt pour son histoire s'évanouissait immédiatement. Quand on ne le snobait pas sur le champ en demandant à Maëlle de le présenter sans jamais daigner entendre le son de sa voix. Et puis de toute façon, il s'en sortait mieux face aux vampires en improvisant. Il n'était pas du genre calculateur comme eux, il répondait du tac au tac. Il avait été élevé comme ça, sans fourberie ni calcul.

Une vie simple, facile... Privilégiée même, quand on compare à ce que des millions d'autres esclaves subissent chaque jour. Il était né dans la demeure de Dame Maëlle et il n'avait rien connu d'autre que le domaine de sa Maîtresse pendant de très nombreuses années. Il avait grandit simplement, bénéficiant d'une éducation humble mais tendre de la part de sa mère et des autres esclaves. On lui appris à travailler, à bien se comporter, à bien parler, à obéir à sa Maîtresse, et à ne pas lui apporter de malheur. Toutes ces leçons prirent très bien sur le jeune garçon qui les absorba sans peine, grandissant comme un esclave modèle, quoi qu'un peu trop fourré dans les jupes de sa mère... Ou de Maëlle.

Il adorait en effet la vampire depuis tout petit, et voulait tout le temps qu'elle lui raconte des histoires, au point parfois de la déranger pendant des moments où il n'aurait pas dû : pendant qu'elle travaillait, ou pendant une entrevue. Sa mère lui raconta une fois où, à peine âgé de 4 ans, il avait fait irruption dans le bureau de sa Maîtresse, en pleine discussion avec ni plus ni moins que la Princesse Sibylle, et était venu lui tirer la manche pour qu'elle lui raconte l'histoire qu'elle n'avait pas fini la veille. Lina, sa mère, s'en était retrouvée mortifiée, le récupérant quelques secondes plus tard en se confondant en excuses.

Hormis ces quelques incidents isolés, tout se déroula calmement dans la vie du garçon. Il commença même à accompagner sa mère lorsqu'elle était chargée de quitter le domaine pour se rendre à la ville proche et y accomplir quelque mission pour leur Maîtresse. Une vie simple et douce... Jusqu'à ses quatorze ans, où deux événements le marquèrent terriblement.

Le premier pouvait sembler anodin, mais il le changea profondément. La grande liberté dont jouissaient les esclaves de Dame Maëlle lui semblait être sans défauts, et ils pouvaient même laisser libre cours à leurs sentiments. Ce fut le cas de sa mère, qui aimait profondément son père, un autre esclave du domaine mais que la garçon ne voyait pas souvent, car celui-ci travaillait à l'autre extrémité de ses terres, sous les ordres d'un contremaître plutôt sympathique. C'était un homme charismatique, un peu brusque parfois, mais un modèle masculin pour le garçon qui vivait entouré de femmes.

Jusqu'au jour où la nouvelle tomba : son père avait trahi la promesse qu'il avait faite à sa mère. Ils s'étaient jurés de n'avoir personne d'autre que l'autre pendant toute leur vie... Il ne s'y était pas tenu. Pas le moins du monde, bien au contraire. Il enchaînant les conquêtes parmi les plus jeunes esclaves du domaine, et c'est lorsqu'il en mit une autre enceinte que la nouvelle éclata. Il n'afficha aucun remords, clamant haut et fort qu'ils n'étaient pas mariés, que cela n'avait pas cours entre les humains, et qu'il avait tous les droits de faire ce qu'il avait fait.

Lina en fut chamboulée, et Louis aussi, développant une haine profonde pour son père et tout ce qu'il représentait : cette frivolité, cette absence totale de compassion, cet... Egoïsme. Lui qui l'avait idolâtré, voilà qu'il avait décidé de devenir tout l'inverse de lui. Alors il insista de plus en plus pour accompagner sa mère et sa Maîtresse lors de leurs déplacements : il devait devenir un homme bon et veiller sur elles après tout, pour les protéger des gens comme son père.

C'est ce qui fut à l'origine du deuxième incident... On accepta qu'il accompagne Maëlle, sa mère ainsi qu'un petit cortège d'esclaves dans un long voyage jusqu'à la Capitale, pour il ne savait quelle négociation ou accord commercial. Il n'y entendait pas grand chose et ne savait de toute façon pas encore lire à l'époque. Mais il était fier de voyager avec eux, et il fut un jeune homme exemplaire – quoi qu'un peu fatigant – lors du voyage. Et lorsqu'il fut à la capitale... La tête lui tourna.

Tant de choses, de merveilles, de sons, de couleurs, d'odeurs... Il fut comme fasciné, et ainsi, devint imprudent. Il s'éloigna du groupe et échappa à leur vigilance, attiré par les clameurs des Arènes. Un jeune esclave seul dans un endroit pareil courait des risques qui étaient évidents aux yeux des locaux... Mais pas à ceux du jeune garçon sorti de son petit domaine isolé. Et en cela, il courait plus de risques qu'aucun autre.

Aujourd'hui encore il n'est pas certain de ce qui s'est passé exactement. Tout a été si rapide... Il fut frappé, assommé, et lorsqu'il se réveilla, il était dans une cellule froide à côté d'une dizaines d'autres esclaves comme lui : jeunes et tuméfiés à divers degré. Son collier lui avait été arraché et on le battait dès qu'il élevait la voix... Et il l'éleva. Encore et encore, peu importe à quel point on tentait de le faire taire. Il hurla qui il était, à qui il appartenait, et après avoir été frappé au point de manquer de perdre connaissance à nouveau, ce furent des insultes qu'il beugla alors qu'il se perdait dans la haine de ces vampires qui ne respectaient pas sa Maîtresse en le retenant ainsi.

Comment Maëlle le retrouva ? Il ne le sut jamais vraiment. Mais elle le retrouva le jour même, et ce fut la première fois qu'il la vit dans un état pareil... Animée d'une colère noire qui le cloua au sol, alors même qu'elle n'était pas dirigée contre lui. Il fut libéré sur le champ, et le voyage d'affaire tourna court, sa Maîtresse ordonnant qu'ils rentrent immédiatement au domaine. Jamais la vampire ne reparla de ce qui s'était passé ce jour là, et le sujet était tabou dans la famille. Mais Louis ne l'oublia pas... La fragilité de la vie d'un esclave, l'injustice leur existence...

Il mit du temps à s'en remettre, mais il y puisa une force toute nouvelle. Avant de pouvoir défendre dame Maëlle, il devait apprendre à se défendre lui-même, et à défendre ses esclaves. Il commença ainsi à se grandir : il apprit à lire du mieux qu'il put et il fit de son mieux pour trouver le temps de s'entraîner au combat, avec l'aide de quelques gardes ou d'anciens soldats plus aimables que les autres, touchés par sa détermination ou qui en avaient simplement marre qu'il ne les lâche pas.

Le tout, dans le plus grand secret. Sa Maîtresse ne devait pas l'apprendre, car elle n'approuverait sans doute pas... Et les autres vampires encore moins. Cela pouvait ressembler à de la révolte... Et c'en était.

Mais pour ce soir, sa révolte, ce serait l'indifférence et le mépris envers tous ces esclavagistes qui le regardaient comme un objet, et qui contemplaient sa Maîtresse comme une proie.